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Note : Ce récit utilise des accords féminins en guise de neutre, la société Panlithe du monde de Gælith étant trop avancée pour que la langue française ne puisse représenter avec exactitude ses subtilités. Le neutre s’exprime donc avec des formes féminines et des pronoms « iel ».
Ces mots sont les derniers souvenirs de la panlithe nommée Ponèrien, qui fut témoin de la fin de son monde natal, Gælith. Ils retracent son vécu lors des moments qui précédèrent l’évènement connu sous le nom de Catatélie.
Il y avait cette horrible sensation d’étouffement. Depuis un certain temps, nous avions commencé à ressentir peu à peu cette lourdeur dans l’air, certaines même en tombaient malades et mouraient de façon inexpliquée. Le ciel crépitait au-dessus de nos têtes. Les redoutables agélasts, phénomènes dévastateurs qui jadis étaient rarissimes, s’étaient anormalement multipliés ; les nouvelles avaient fait état d’au moins une douzaine d’entre eux dans la Mégalopole depuis le début de l’ère. Nul besoin alors de préciser les conséquences de ces catastrophes : un agélast ravageait la terre qu’il frappait, la rendant invivable pendant plusieurs ères.
Nous aurions déjà pu nous rendre compte de nos erreurs. Mais il n’en fut rien. Nous avions toutes conscience de la croissance démographique constante de notre peuple — permise par les avancées scientifiques de pointe qui nous promettaient l’immortalité —, qui se ressentait dans toutes les régions de la vaste Gælith. Et, en réalité, aucune mesure n’avait été prise pour prendre en compte les conséquences de cette inexorable croissance. Il faut bien avouer que les simples citoyennes comme moi n’avaient pas la possibilité d’interférer en quoi que ce soit sur les décisions politiques, émanant de la caste du Dessus : nous n’avions pas notre mot à dire. Et, bien que nous ne puissions pas savoir ce que pensaient les membres du Dessus, il nous semblait qu’iels étaient aveugles à la menace qui se profilait peu à peu. Non pas qu’elle nous était connue, mais il était évident que quelque chose se passait…
Nous n’en sûmes d’ailleurs pas plus. Quiconque analysait les actualités des différentes régions de la Mégalopole pouvait constater l’augmentation exponentielle des agélasts, mais leur origine était inconnue. La rumeur voulait que la lourdeur ambiante soit d’ailleurs liée à ce phénomène. Je n’étais pas de cet avis, pensant, comme quelques scientifiques arcanistes, que leur augmentation aurait dû provoquer une sensation de vide. Je n’avais, certes, pas de connaissances approfondies en arcane, mais j’avais entendu parler, par le biais d’arcanistes de mon entourage, de la façon dont les agélasts consumaient l’arcane distillée dans l’air que nous respirions, et comment, à chacun d’entre eux, une quantité importante d’arcane disparaissait. Et pourtant, nous en ressentions les effets inverses sans que je puisse l’expliquer. Étouffées par une saturation de cette arcane, qui pourtant nous était essentielle pour vivre, personne n’osait mettre en cause notre ressource principale pour expliquer ce qui nous arrivait. Pour beaucoup, l’ignorance et le mystère étaient préférables au bouleversement qu’une telle vérité apporterait.
Malgré tout, peu à peu, le peuple prenait conscience de l’extrême gravité de la situation. Livré à nous-mêmes, nous étions en proie à une terreur jamais connue. Nous n’avions plus aucune nouvelle du Dessus : nombre d’entre nous attendaient leur parole comme celle d’un messie, pour entendre la solution miraculeuse à ces phénomènes. Mais, dans tous les domaines de la vie politique, les Dirigeantes semblaient nous avoir abandonnés soudainement. Les Sentinelles, choisies à la naissance et entraînées pour être les véritables voix et bras des Dirigeantes, refusaient de parler.
C’est alors que le phénomène des agélasts s’amplifia considérablement. Nulle n’était préparée à endurer un tel déchaînement des éléments. Je fus moi-même témoin, à large distance fort heureusement, d’une déchirure de la terre : une colonne d’arcane apparut soudainement dans le ciel en percutant le sol en une effroyable faille, n’épargnant nul bâtiment, nulle artiris, coupant ainsi les voies de transport et de communication. Leur structure ébréchée, les constructions s’affaissèrent brusquement dans un fracas épouvantable. Des milliers de hurlements se joignirent au grondement des débris, représentant autant de vies prises par ces séismes. Mais ce n’était que le prélude, car c’est alors que l’agélast se mit à littéralement absorber toute lumière, dévoilant une gigantesque balafre de ténèbres dans un crissement assourdissant, et ne laissant derrière lui que mort, dévastation, et une cicatrice dans le monde qui ne guérirait jamais.
La terreur régnait dans les yeux de chacune, la peur de perdre ses proches tenait aux entrailles, et je ne faisais pas exception. Les membres de mon clan vivaient dans un même khori, un habitat qui, malgré sa vétusté, était notre demeure ancestrale. Et, de fait de son état, il était bien plus vulnérable face aux ravages mortels que représentaient les séismes. Je craignais beaucoup pour la vie des miennes. Il était bien sûr totalement illusoire de penser que je pourrais les protéger d’un tel danger. Je me sentais malgré tout coupable de ne pas pouvoir être à leurs côtés si quelque chose survenait. Malheureusement, je n’y pouvais rien, car j’avais la chance d’avoir un bon travail — j’assistais des arcanistes dans leurs recherches —, qui me permettait de maintenir pour mon clan un confort de vie acceptable, ce qui ne m’autorisait pas à me trouver près des miennes. Et, à chaque instant, je redoutais d’apprendre qu’un nouveau séisme avait frappé. Cependant, je constatais que la terreur était commune. Toutes n’avaient peut-être pas la crainte de voir s’éteindre un clan dans son intégralité en cas de désastre, mais nulle n’échappait au risque de perdre des proches à tout moment. Les répercussions sur l’économie globale furent bien réelles : la productivité subissait une baisse historique, qu’il serait difficile de surmonter, quand bien même la situation s’améliorerait miraculeusement. Ceci dit, nous n’aurions jamais à nous préoccuper de ça… Car même les plus optimistes d’entre nous ne pouvaient nier que le pire pouvait encore arriver, et risquait fort de le faire.
Malgré tout, c’est une nouvelle positive que nous reçûmes. Pas aussi rassurante que nous l’espérions, toutefois. Alors que le moral était au plus bas, que chacune d’entre nous déplorait des pertes, les Sentinelles, qui jusque là étaient restées silencieuses, se mirent soudain à répéter un unique et ultime message :
« Veuillez vous diriger sans plus attendre au nœud de communication de niveau 1 le plus proche. Des instructions supplémentaires seront délivrées sur place. Il s’agit d’un ordre de première priorité. Abandonnez votre activité, et dirigez-vous à votre bouche de transfert. »
Ce message froid claqua soudainement en tous points de la Mégalopole. Partout dans le monde, nous étions priées de rejoindre en urgence les plus grands carrefours d’artiris, qui habituellement n’étaient que des points de passage entre ces voies de transport. Ainsi, sommée d’obéir à l’ordre émanant directement du Dessus, j’attendis tout de même ma compagne et notre enfant avant de nous mettre en route. Le reste du clan devait nous suivre peu de temps après. Ce soudain message attisait les curiosités, parfois même les craintes, mais il était un ordre venant du Dessus, et était la seule chose positive, en ces temps sombres, à laquelle se rattacher.
Alors nous nous mîmes en route, en même temps que d’innombrables autres de nos semblables panlithes. Jamais je n’avais vu telle affluence. Je n’avais que peu voyagé, certes, mais cette masse d’individus s’étendant à perte de vue avait quelque chose de redoutablement effroyable. Toutes semblaient malgré tout faire preuve d’un calme serein, signe de la confiance totale que nous avions envers le Dessus. Et, lentement, cette masse convergeait vers les artiris pour emprunter les voies de transport rapide. Cela avait pour effet de créer des goulots d’étranglement, ralentissant le flot d’individus. Je patientai nerveusement au milieu de la foule, me rapprochant petit à petit, suivie par ma partenaire, et portant notre toute jeune enfant contre moi, de la file d’entrée de l’artiris. Autour de moi, les conversations trahissaient l’anxiété partagée : on parlait d’incompréhension face à ce message, des récentes catastrophes, ici on pleurait quelque proche perdue, là on pestait contre l’urgence de l’ordre, à cause duquel on avait abandonné à la va-vite son poste ou son domicile. J’interceptai même des dialogues à voix basse osant le critiquer, ou bien remettant en question son authenticité, allant jusqu’à soupçonner un obscur ordre chaotique d’avoir planifié tout cela dans le but de nous détourner de notre travail. Bien entendu, il ne s’agissait que de rumeurs infondées, et résultant sans doute de quelque mauvaise plaisanterie. Pour ma part, j’avançais patiemment dans la file, portant mon enfant dans mes bras. Je gardais confiance en celles qui décidaient pour nous, bien que la curiosité me poussait à me demander quelle était la raison de ce mouvement.
Tandis que je me perdais à ces réflexions, je regardai en l’air, par pur hasard. Ce que je vis me donna presque la nausée. L’archesphère était d’une couleur répugnante, très sombre, bien loin de la douce lueur mauve, apaisante et limpide. Je n’avais pas ressenti de changement de luminosité, alors j’en conclus que ce nouveau phénomène s’était manifesté progressivement ces derniers temps. J’eus un glacial frisson à observer la noirceur maléfique qui se dégageait du ciel. En observant plus attentivement, je remarquai des sortes de flashs de lumière étouffée au loin, comme si, loin au-dessus de nos têtes, l’air était parcouru de décharges. Cette étrange activité dans l’archesphère m’horrifia. Je fis part de mon désarroi à mes voisines, qui passèrent le mot. Bientôt, tous les regards étaient levés, et la terreur reprenait ses droits. Elle était d’autant plus intense qu’il n’y avait nul lieu d’où on pouvait échapper à une telle vue. J’aperçus des panlithes évanouies, rattrapées par leurs voisines tentant de les réveiller. D’autres, prises de panique, pensèrent que leur seule échappatoire serait la fuite déraisonnée. Ces personnes avaient sans doute bien des choses à se reprocher, pensais-je ironiquement. Je fus vite ramenée à mes esprits, car la foule commençait à se presser et avançait de plus belle. Je fus bousculée à maintes reprises, et séparée de ma compagne, poussée vers l’avant. Malgré mes protestations, personne ne sembla s’intéresser de ce fait. Je continuais à avancer bien malgré moi, et quand j’acceptai enfin de suivre le mouvement, ancrée dans l’idée de la retrouver dès la sortie de l’artiris — J’étais bien naïve d’imaginer que le nombre de personnes serait moins important là-bas —, j’étais déjà à l’entrée de la paroi. Aucun répit ne me fut donné, et, poussée par la foule, je tombai dans le flux bouillonnant d’arcane, mon enfant fermement blottie dans mes bras, pour être emportée à une vitesse vertigineuse dans ce torrent.
Autour de moi, je voyais défiler par les parois translucides le paysage de notre monde, Gælith, en proie à des phénomènes monstrueux. Rapidement, je pris de la hauteur par rapport à la cité, et, sans dépasser les hauts bâtiments, je survolai, à l’intérieur de l’artiris, les bas-quartiers. En levant les yeux, je vis, plus nette que jamais, la couleur menaçante du ciel, zébré de lumières vives. Un grondement sourd se faisait entendre, semblant provenir de toutes directions simultanément. Et le paysage ne reflétait à mes yeux qu’horreur intense et implacable. La destruction était bien plus importante que ce que j’avais perçu jusqu’alors. La ville était en plein mouvement, les flots de mes concitoyennes panlithes se dirigeaient inexorablement, tels des ruisseaux luminescents, vers les entrées d’artiris. Je ressentais de nombreuses présences au cœur de l’artiris, toutes interconnectées au réseau arcanique, et se dirigeant vers un même point. Séparées du torrent d’arcane dans lequel je flottais à toute vitesse par une membrane translucide qui m’apportait un doux sentiment de sécurité face au chaos qui se déroulait en extérieur, la peur et la destruction étaient omniprésentes, tant dans les mouvements frénétiques des panlithes en fuite que dans les formes disgracieuses des tours brisées.
Soudain, devant mes yeux, un agélast frappa. Le temps sembla s’arrêter tandis que j’observais, impuissante, cette monstrueuse déflagration d’arcane. Tout d’abord, l’air changea de teinte, comme si une large zone ne contenait soudainement plus d’arcane. Je sentis alors une froideur intense, et, si cet instant avait duré plus d’une fraction de seconde, j’aurais certainement ressenti un brusque étouffement. Malheureusement, il ne s’agissait que d’un prélude à la destruction. Car, au même moment où je me rendais compte de ce qu’il se passait, la déflagration arriva. Elle sembla apparaître de nulle part, dévorant littéralement tout ce qui se trouvait sous son passage. Une immense colonne, bien plus haute que les longues tours cristallines qui l’entouraient, constituée d’un feu d’arcane comme je n’en avais jamais vu, se déversa sur les maisons, tours et jardins artificiels. La puissance pure de la catastrophe fit s’ébranler le canal d’artiris dans lequel je circulais. La souplesse des matériaux permit à celui-ci de tenir le coup, du moins le pensai-je initialement. Car, et alors que, passée la première déflagration, l’agélast crépitait de façon inquiétante et se propageait dans l’air par de menaçants arcs d’énergie, j’entendis, loin derrière moi, un bris atroce. Aussitôt je compris que mon canal s’était rompu. Reprenant mes esprits, et ne pensant qu’à m’éloigner de cet agélast, qui sinon me dévorerait bientôt, je me reconcentrai sur le torrent d’arcane, qui commençait à s’écouler par la faille ainsi créée. Il me fallait impérativement lutter contre le courant, pour avancer coûte que coûte, et rejoindre au plus vite un croisement, où un nouveau flux pourrait me redonner de la vitesse. Je serrais toujours de toutes mes forces mon enfant dans mes bras, au point qu’iel montrait des signes d’étouffement. Paniquée, je desserrai mon étreinte, soucieuse malgré tout de ne pas lâcher prise dans le torrent Mais la préoccupation première était notre survie, à nous deux. Je repensai à ma compagne, restée derrière, et une vision catastrophique s’imposa à moi : et s’iel n’avait pu traverser ? Si la rupture du tuyau l’avait bloquée, ou pire, l’avait précipitée dans le vide, où seule la mort l’aurait accueillie ? Ces pensées m’envahirent, tel un liquide glacé s’immisçant au plus profond de mon corps. Je l’avais laissée en arrière, et ainsi signé sa perte. J’aurais pu alors m’abandonner au désespoir, me laisser couler, suivant le cours du torrent, pour finir probablement de la même façon, écrasée au sol… Mais ce ne fut pas le cas. Le profond instinct de survie prit le dessus, et je mobilisai toute ma volonté pour plier à mon désir le cours d’arcane. Ce n’était pas un exploit en soi, mais mon peuple avait perdu l’habitude de maîtriser ces énergies magiques. J’usai ainsi de tout mon pouvoir pour inverser le flot, nous permettant, à mon enfant et moi-même, de reprendre notre route. Après quoi, je fus saisie d’une douleur fulgurante sur le haut de ma tête, au niveau de l’arclé, point de liaison entre mon corps et l’arcane. Le déploiement d’une telle force m’avait épuisée, et je m’évanouis, toujours portée par les flots arcaniques, sans pouvoir me diriger…
Je ne saurais estimer le temps pendant lequel je restai inconsciente, mais lorsque je me réveillai, je n’étais plus dans l’artiris. Alors que je reprenais mes esprits, ma première pensée alla à mon enfant : où était-iel, et surtout où étais-je, et comment m’en étais-je sortie ? Car sans contrôle arcanique pour me diriger dans l’artiris, je pouvais bien avoir dérivé indéfiniment dans le flux. C’est alors que je remarquai une panlithe qui m’était inconnue, penché au-dessus de ma tête. Encore faible, je distinguai difficilement ces quelques mots :
« Hé, vous allez bien ? Je vous ai trouvée dans les tuyaux, à la dérive. Je vous ai portée jusqu’à la sortie.
— Où est mon enfant ? Je la tenais dans mes bras, où est-iel ?, grommelais-je.
— J’ai pu la récupérer iel aussi. Iel est allongée à côté de vous. Nous sommes dans une bâtisse abandonnée, tout près d’un nœud de communication. Je suis doctoresse, au fait. Dites-moi, la gratitude n’est pas votre fort, non ? »
Je toisai l’inconnue sans répondre. J’étais probablement trop groggy pour lui témoigner de bonnes manières. Au fur et à mesure que je reprenais conscience, je me rendis compte que j’étais effectivement allongée au sol, dans un bâtiment aux murs fissurés, et que mon enfant était couchée à ma droite, recroquevillée et inconsciente. Je la saisis dans mes bras, cherchant à la réveiller.
« Iel semble en bonne santé. Bien plus que vous, d’ailleurs. Vous montrez un état d’épuisement anormal. Que vous est-il arrivé ?
— Nous avons eu un incident en chemin. Un agélast — le visage de ma sauveuse se crispa en entendant ce mot — a frappé. Il a brisé l’artiris. Je crois… je crois que ma compagne était de l’autre côté… du mauvais côté. Bon sang, puisse Drëmathos rendre justice, pourquoi cela est-il arrivé ?
— Vous pensez réellement que Drëmathos peut y changer quelque chose ? Ce qui importe maintenant, c’est que ce sont les Dirigeantes qui nous apportent le salut.
— Que voulez-vous dire ? Je ne sais même pas pourquoi nous sommes là…
— Quoi, on ne vous a rien expliqué ? — il m’examina longuement avant de continuer — Vu votre dégaine, vous devez venir d’un khori, je me trompe ? Bref, iels n’ont pas pris la peine d’expliquer les raisons aux gens comme vous, continua-t-iel, avant de se diriger vers une lucarne, d’où filtrait une faible lumière. Avant que vous vous réveilliez, j’ai pu entendre des nouvelles : le Dessus a créé des portails pour évacuer la population. Ces trucs sont immenses, je n’ai jamais vu ça. Tout le monde doit y entrer, et il paraît qu’on sera sauvées de l’autre côté.
— (je me relevai, avant d’être assaillie par un mal de tête) Attendez, vous avez dit « évacuer » ? Vous plaisantez ? On va partir, comme ça, sans rien ? Sans même savoir si ma compagne est vivante ? (je bafouillais, cherchant des raisons de m’emporter contre cette décision visiblement irréfléchie)
— Par Hazzint, ouvrez les yeux ! Est-ce que tout ce qui se passe vous a réellement échappé ? Ne voyez-vous pas que le seul futur qui nous attend ici, c’est la destruction ? Le monde est en train de mourir, nous devons partir pour sauver le plus de monde possible. Il n’y a pas d’autre issue. »
La doctoresse s’était retournée vers moi, et avait crié ces derniers mots. Il n’y avait nul besoin d’être soignante pour lire la peur dans son regard.
« Vous pouvez vous lever ? Nous devons y aller, tout de suite. Je ne veux pas mourir bêtement pour vous avoir sauvé la vie ! Portez votre gosse, on ne peut pas attendre qu’iel finisse sa sieste. Allons-y. »
Acquiesçant, je pris mon enfant dans mes bras, et suivis celle qui nous avait sauvés, à regret, aurait-on dit. Iel était visiblement très nerveuse, et je m’inquiétais de la façon dont iel avait pu nous porter secours. Si tel était son attachement au bien-être de ses semblables, j’espérais qu’iel n’ait pas fait de mal à mon enfant. Quoi qu’il put en être, nous n’avions pas d’autre guide à ce moment. Nous sortîmes de la bâtisse aux murs fissurés qui nous avait abrités, et le spectacle qui s’offrit à moi me stupéfia. Je repensai immédiatement à la vision de l’impressionnant attroupement de panlithes autour de la bouche d’entrée de l’artiris, mais, si elle était comparable à celle-ci, ça l’était à bien plus grande échelle. Car, où que se posait mon regard, je ne voyais que le rayonnement violacé qui émanait de la peau de mes semblables. J’aurais été dans l’incapacité de déterminer combien d’individus pouvaient se tenir là, serrées les uns contre les autres, attendant leur tour pour fuir ce monde qui avait toujours été le nôtre, et qui aujourd’hui mourait. En regardant autour de moi, je remarquai que pas une voie n’était saturée de monde, et que, quels que soient leur origine ou leur rang, les panlithes étaient aujourd’hui sur un pied d’égalité devant leur seule chance de survie. La doctoresse me somma alors de m’insérer dans la foule, et commença à jouer des coudes pour avancer plus vite. Je décidai de la suivre dans sa lancée, préférant m’en sortir rapidement. Scrutant la foule, je me pris à imaginer que ma compagne se trouverait parmi ces gens, me cherchant iel aussi. Mais, s’iel avait pu survivre, il aurait été irrationnel de penser que nous pourrions nous retrouver à un tel moment. Pour l’heure, mon désir le plus cher était de protéger mon enfant.
Malgré la densité de la foule, je me surpris à pouvoir avancer bien plus rapidement que celles qui m’entouraient. Sans doute dû à mon improbable sauveuse, qui, au-devant de nous, n’hésitait plus à bousculer brutalement celles qui étaient sur son passage. Son comportement m’étonnait de plus en plus. Je repensai à la peur qu’avait trahi son regard quelques instants plus tôt, et la terreur m’envahit à mon tour : ses paroles, que j’avais un temps refusé d’admettre, s’imposaient maintenant à moi. C’était vrai. Gælith mourait véritablement. L’arcane qui composait sa terre et son air se décomposait peu à peu, et était arrivée à un stade où elle ne pouvait plus soutenir la structure du monde. Et nous allions bientôt partager son destin. C’est du moins ce qui aurait dû se passer, si nous n’avions pas cet échappatoire inespéré. Je ne l’avais d’abord pas vu à cause de l’opacité inquiétante de l’air, mais il se posait maintenant devant moi, atteignant des hauteurs inimaginables, rivalisant avec les bâtiments alentours : une structure en voûte, d’une largeur à sa base capable de faire tenir une bonne centaine de panlithes côte à côte, soutenue par d’épais filins cristallins reliés aux immeubles. La structure en elle-même était d’une matière indéfinissable, d’une profonde couleur noire, parsemée de symboles luminescents sur toute sa surface. Mais ce qui me coupa le souffle, fut l’intérieur même du portail. L’ouverture de l’arche semblait recouverte d’une membrane opaque et mouvante, ne représentant rien de ce qu’aucune panlithe n’avait connu. Elle laissait apercevoir à la fois de monstrueuses flammes arcaniques, mais également un vide immense, dont l’idée glaçait les entrailles. Je fus répugnée à l’idée de devoir la traverser, mais j’entendis des voix au loin, des voix de Sentinelles, amplifiées magiquement :
« N’ayez crainte, le Portail Mega n’est pas un danger ! Il vous emmènera en lieu sûr. Soyez assurées que nous nous engageons à vous faire parvenir l’intégralité de vos biens une fois que vous serez passées de l’autre côté. Il vous suffira de vous manifester auprès d’une Sentinelle pour retrouver ce que vous avez perdu ici. Nous maîtrisons la situation, ne vous en faites pas. Nous vous demandons d’avancer au rythme de vos voisines. Ne vous bousculez pas. Tout le monde aura le temps de passer, nous le garantissons. Soyez patientes, et gardez votre calme.
— C’EST FAUX ! »
Une pierre s’abattit sur la Sentinelle la plus proche de moi, bientôt suivie par plusieurs autres. J’aperçus, se tenant sur un monticule de gravats, quelques panlithes, plutôt jeunes, armées de débris de roches qu’iels lançaient en direction de la messagère. Celle qui venait de s’écrier prit la parole, s’adressant à son tour à la population :
« N’écoutez pas ces traîtresses ! Iels mentent ! Iels n’ont pas idée de ce qu’iels font de vous ! En réalité, nous allons à un destin bien pire en franchissant cette abomination ! — iel jura, avant de reprendre — Ouvrez les yeux, comment pouvez-vous ignorer que tout ce qui nous arrive est de leur faute ? En réalité, je vous le dis, leur but est de nous tuer tous ! Iels nous jettent dans ces monstres, cherchant à réaliser un rituel interdit ! N’entrez surtout pas là-dedans, vous m’entendez ? »
Iel lança la pierre qu’iel tenait dans la main, qui atteignit le visage de la messagère. Celle-ci cracha une gerbe de fluide, puis généra autour d’iel une sphère protectrice, sur laquelle rebondirent les autres projectiles. Je me désintéressai de cet incident, ne prêtant pas crédit aux délires de cette bande de vandales. Cependant, tout le monde n’était pas de mon avis. Certaines autour de moi commencèrent à évoquer des rumeurs de complot, dont iels auraient entendu parler, souvent de source « parfaitement sûre ». Un vent de crainte commença à balayer la foule, tandis que les agresseuses scandaient leur propagande, intimant aux honnêtes gens de fuir. Comme s’il fallait préférer une mort certaine à ce portail. Je maugréai mon mépris face à leur stupide action, tandis que je continuais d’avancer. De près, le portail était encore plus impressionnant. La membrane, qui pourtant n’était qu’à quelques pas, semblait malgré tout toujours aussi lointaine. La nébuleuse de flammes éthérées était tout bonnement terrifiante, mais je me résolus à ne pas laisser la frayeur m’arrêter si près de la délivrance. Au seuil du portail, plusieurs personnes s’étaient arrêtées, médusées. L’une d’elles se trouvait juste devant moi, une vieille panlithe tremblotante, tétanisée par la vision qui s’offrait à iel. Prise d’un accès de colère, motivée par un instinct tenace de survie, tel que celui qui avait sans doute porté la doctoresse un peu plus tôt, je poussai brusquement, d’un coup d’épaule, la pauvre en avant, au travers du portail. Celle-ci trébucha, et disparut au travers de la membrane, laissant apparaître une légère onde à sa surface. Autour de moi, les regards étaient horrifiés, passant de l’endroit où iel avait disparu à mon visage, déformé par la colère, et surtout stupéfait par ce que celle-ci m’avait fait faire. Je portais toujours mon enfant contre moi. Rassemblant mon courage, je baissai la tête, et traversai le portail. Mes pensées lui étaient toutes dédiées, cette enfant vieille d’à peine deux ères, espérant de toutes mes forces qu’une vie meilleure l’attendrait de l’autre côté, qu’iel serait saine et sauve.
Je n’avais pas pensé que c’est moi qu’il aurait fallu protéger…