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Je fus réveillé en sursaut. Les cris venaient de toutes les directions autour de moi, et je mis plusieurs instants à reprendre mes esprits. J’étais seul, dans le dortoir dédié aux Stiraans mâles. Mes camarades, plus âgés, étaient sans doute déjà levés et prêts. Je m’efforçai de me lever et sortis précipitamment.
« Soldat Coanket, du nerf bon sang ! Vous vous croyez en repos ? Ce n’est pas parce que vous venez de muer qu’on vous attendra ! Filez au poste de garde ! »
L’officier m’aboya dessus sitôt sorti du dortoir. Je ne savais pas encore ce qui se passait, mais je connaissais le protocole. En cas d’urgence, comme c’était vraisemblablement le cas ici, chaque compagnie se retrouvait au lieu de rendez-vous pour recevoir sa mission. Acquiesçant à son ordre, je me mis en route au pas de course, en constatant avec amertume que sa remarque m’avait plus heurté que ce que j’aurais voulu. En effet, je n’avais rejoint cette compagnie que depuis une dizaine de jours, et j’étais en effet le plus jeune enrôlé de toute la caserne, car j’avais décidé de m’engager le jour même de mon processus de mue. Bien que dans ma vie précédente, sur Gælith, il n’avait jamais été question de décider de son destin et de son rôle dans la société, nous vivions maintenant dans un nouveau monde, sans repères, et surtout sans caste du Dessus pour orchestrer la civilisation. Ainsi, nous avions découvert le libre arbitre, et nous pouvions choisir notre voie.
C’est ainsi qu’après avoir passé le portail qui nous transporta sur Panlithea, et après avoir reçu des premiers secours, au vu de mon état critique, j’avais suivi comme il était d’usage le protocole d’accompagnement, au sein duquel on m’avait expliqué brièvement ce qui s’était passé, en tout cas ce qui était connu de la situation : la destruction de notre monde d’origine, la fuite en urgence par ces portails qui avaient consumé notre chair, et la reconstruction en cours sur ce nouveau monde, Panlithea. Celui-ci semblait être un paradis désertique, jusqu’à ce qu’on tombe sur une faune locale variée. Cette découverte fut associée à une autre, décisive pour notre survie : des arcanistes avaient découvert qu’en passant le portail, notre constitution était devenue extrêmement instable, et cette propriété pouvait être exploitée pour provoquer une fusion entre un corps sozlithe — le nouveau nom de notre peuple — et une créature locale. Ainsi, nous avions le moyen de survivre en adoptant des traits issus d’une évolution adaptée à ce milieu. Lorsque l’on m’offrit ce choix, le premier et le plus important de ma vie, j’optai alors pour un corps de l’espèce sauvage et belliqueuse que l’ont nommait Stiraan.
Tout cela s’était produit tellement vite et récemment que je n’avais pas encore tout à fait maîtrisé ce nouveau corps, athlétique, couvert d’une robuste chitine, et pourvu de plusieurs dards empoisonnés subtilement logés dans des articulations. On m’avait annoncé que j’étais maintenant mâle, une distinction spécifique que l’on rencontrait sur la plupart des espèces de Panlithea, et lorsqu’on me présenta les différentes façons dont je pouvais être utile à mon peuple, je sautai sur l’occasion de rejoindre le corps militaire. C’était là aussi une nouveauté pour nous, car sur Gælith, nous ne connaissions pas la guerre ou le conflit. Tout était sous le contrôle bienveillant du Dessus, mais ce n’était plus le cas : peu de temps après que nous découvrîmes des formes de vie sur Panlithea, nous subîmes des attaques de créatures sauvages. Il nous fallait un moyen de défense, et il me sembla immédiatement évident que c’était ma vocation.
J’étais donc là, après seulement quelques jours dans un nouveau corps, à enfin avoir le droit à de l’action. Je fus sorti de mes pensées alors que j’atteignais le poste de garde, duquel s’échappait la voix puissante de notre commandant. Je rejoignis discrètement le rang de mes camarades.
« … Je n’ai pas besoin de vous rappeler le danger de cette mission. Ces parias étaient peut-être autrefois des Panlithes, sont devenues des Sozlithes comme vous et moi, mais iels ont décidé de trahir leur peuple, leur culture, et ne reculeront devant aucune atrocité. Je n’ai pas besoin de vous rappeler le massacre du camp du Golfe. Ces sauvages n’ont fait aucune survivante, et tant qu’iels rôdent, nous n’avons pas le luxe de vivre paisiblement.
— Le groupe de parias dont il est question est particulièrement dangereux, et a participé au Golfe. Certains d’entre vous ont perdu des camarades lors de cette bataille, et si nous voulons les venger, il ne faut pas se jeter stupidement contre l’ennemi. »
Lors de la mention de la bataille du Golfe, je sentis mes camarades frémir, ce qui n’était pas courant. Il s’agissait pour certains de vétérans, qui n’avaient survécu que parce qu’on les avait envoyés intercepter l’attaque des parias, sans savoir qu’il s’agissait d’une stratégie ennemie pour faire évacuer le camp de toute force armée et pouvoir s’en prendre directement aux forces civiles. Ce n’était pas une bataille récente, mais elle avait laissé un goût amer, et une immense haine envers ces traitresses.
Le commandant continua :
« Nous connaissons leurs tactiques. Les renseignements nous ont confirmé que ces parias, qui se font appeler le Pacte des Sangs, ont établi un campement de fortune près de notre caserne. Nous avons toutes les chances de penser qu’il s’agit d’un stratagème pour nous pousser à les attaquer en les pensant vulnérables. Nos stratèges ont défini un plan pour anticiper toute surprise, et réduire le risque au minimum. Plusieurs compagnies véloces vont patrouiller, non pas autour de l’emplacement du campement, mais dans toutes les directions. Vous autres Stiraans, ainsi que trois autres compagnies, avez l’avantage génétique de la robustesse, et votre tâche sera de protéger le fort, car nous pensons que c’est leur cible. Ne vous y méprenez pas, vous n’êtes pas mis sur le côté, mais vous risquez d’être en première ligne. Vous devrez tout donner pour éliminer ces monstres. Ce fort est particulièrement stratégique, et nous devons le tenir quel qu’en soit le prix. Rompez. »
J’étais encore sous le choc de ce discours, et je sentais monter l’excitation de cette première mission. Jal, mon frère d’armes, s’en rendit compte, car il me posa sa lourde main chitineuse sur l’épaule et me dit avec gravité :
« Coanket. Garde la tête froide, sans quoi tes dards ne te serviront à rien. Je ne veux pas que ça soit ta dernière mission, et je ne veux pas que tu sois le maillon faible de cette compagnie. Est-ce que tes frères peuvent se reposer sur toi ?
— Je… Oui, Jal. »
Je fis de mon mieux pour paraître calme, mais si j’étais doté de sang chaud, il serait en train de bouillonner. C’était une occasion unique de mettre à l’épreuve mon corps, de démontrer la mortelle efficacité des Stiraans au combat. Mais une partie de moi doutait de ma capacité à combattre. C’était finalement si récent, et je me souvenais encore de la chaleur de l’arcane sur ma fine peau, sur Gælith. C’était pourtant un passé bien révoqué, et j’avais suivi un entraînement guerrier dont je devais être à la hauteur.
Ma compagnie rejoignait son poste au pas de course, tandis que le reste de la caserne fourmillait d’activité. J’aperçus une des compagnies qui était envoyée en reconnaissance. Leurs corps étaient ceux de créatures à fourrure, qui évoluaient à quatre pattes avec une aisance redoutable, particulièrement à l’aise en forêt. Plusieurs armes blanches étaient fixées sur leur dos, et leur fourrure était capable de changer de couleur et texture pour se fondre dans le paysage. J’avais appris que des arcanistes avaient modifié leurs sens pour être capables de voir les flux d’arcane, et donc de repérer les êtres vivants. Nous autres Stiraans n’avions eu besoin d’aucune altération, notre corps étant parfaitement adapté aux combats violents.
Nous tombâmes nez à nez sur une des autres compagnies chargée de protéger la caserne. Il s’agissait de Stiraans femelles, qui disposaient en lieu de multiples dards d’une puissante queue se finissant par une lame redoutablement tranchante. Je ne savais l’expliquer, mais il existait une profonde rivalité entre Stiraans mâles et femelles. Je n’avais aucune raison de ressentir du mépris pour cette compagnie, qui était pourtant composée de Sozlithes comme moi, mais je me surprenais à opter pour une posture agressive dès que je me retrouvais à leur contact. C’était pour cette raison que nous logions dans des zones opposées de la caserne. Aucune manipulation arcanique n’avait su dépasser ces réflexes hérités de nos corps. Nous fîmes attention à ne pas nous regarder dans les yeux, comme il était d’usage.
Alors que je fermais la marche de ma compagnie, je préparai mentalement mon corps au combat. Je diffusai les phéromones d’agressivité, et ma chitine commença à secréter un liquide sirupeux qui permettait à la fois de faire glisser les coups reçus et à colmater d’éventuelles plaies. Mes camarades en avaient fait de même dès la fin de la locution du commandant.
La caserne était constituée d’une muraille circulaire agrémentée de six tours, chacune dédiée à une compagnie. Au sein de la muraille se trouvaient les bâtiments administratifs et zones communes. Les Stiraans étant particulièrement efficaces au combat au sol, nous avions délaissé le haut des remparts aux deux autres compagnies, mais cela signifiait que nous combattrions auprès des Stiraans femelles, et l’idée ne m’enchantait guère. Cependant, dès que nous arrivâmes dans la cour intérieur, une Sozlithe non muée vint à notre rencontre. Il s’agissait d’une arcaniste dédiée à la communication avec les autres compagnies et aux opérations magiques qui pourraient être nécessaires lors du combat. Iel était par nature particulièrement vulnérable dans son enveloppe, déjà fragile de nature, qui avait subi les ravages du portail lors de la Catatélie. Ainsi, iel était incroyablement maigre, et son visage avait perdu toute sa peau. Une altération de premier secours avait produit une couche protectrice, mais celle-ci étant translucide, elle laissait voir la chair du visage, ce qui produisait un résultat quelque peu dérangeant. L’idée de devoir compter une personne si fragile dans l’escouade ne fut pas bien accueillie, mais l’arcaniste sut immédiatement apporter un intérêt à sa présence. Iel nous demanda à tous et toutes de nous aligner, puis, passant parmi nous, inscrivit d’étranges symboles sur nos abdomens à l’aide de ses doigts. Les symboles se mirent à luire, et eurent un effet immédiat sur nos émotions. L’arcaniste expliqua qu’il s’agissait d’une forme de manipulation de l’arcane qui permettrait temporairement de calmer l’animosité entre les deux compagnies de Stiraans. Suite à ça, iel inscrivit sur son propre corps une série différente de symboles, puis esquissa un geste avec ses mains, ce qui fit briller intensément l’arclé au milieu de son front. Iel venait de s’entourer d’une barrière d’arcane, ce qui nous permettrait de moins nous inquiéter de sa fragilité.
Ainsi, nous prîmes position pour pouvoir intervenir au plus vite à n’importe quel endroit de la caserne. Il ne nous restait plus qu’à attendre que l’action vienne à nous. Les phéromones étaient puissantes et nous maintenaient au meilleur de notre forme. L’arcaniste, en retrait, semblait gênée de l’intensité de l’odeur, mais restait professionnelle et évitait de le laisser paraître. Iel nous tenait au courant de l’évolution de la situation par le biais de son lien mental avec d’autres arcanistes accompagnant les autres compagnies. Au début, tout était calme : les patrouilles ne décelaient rien de particulier. L’une d’entre elles approchait le campement de parias avec une immense précaution. Nous suivions avec attention le compte-rendu en direct fait par notre arcaniste. Iel nous informa que la patrouille avait décelé des runes (c’était le nom donné à ces étranges symboles qu’utilisaient les arcanistes pour renforcer et fixer les flux arcaniques) dissimulées autour du campement. Il s’agissait vraisemblablement de pièges mis en place par les parias. La chance nous souriait, et il semblait que nos tactiques nous aient permis d’avoir une longueur d’avance. Tandis que l’arcaniste du groupe siphonnait l’arcane autour de chaque rune afin de la rendre inerte, ses compagnons la détruisaient ensuite. En quelques minutes, tous les pièges étaient désamorcés, et la patrouille nous confirmait l’absence de signes de vie dans le campement. Nos stratèges avaient donc correctement anticipé la perfidie des parias. Il devenait donc plus probable que la cible soit bel et bien la caserne : nous allions avoir notre action tant attendue.
Pour autant, nous continuions d’attendre. Les rapports de patrouille continuaient à nous parvenir, et tout semblait calme, pas une trace de vie en dehors de la faune locale n’avait été détectée. Cela n’était pas normal : nous avions la preuve de la présence des ennemies, mais nous ne trouvions pas leurs traces. Iels pouvait nous attaquer à tout moment, et cette perspective fit monter d’un cran la tension dans nos compagnies. Nous avions été entraînés pour ça, et nous étions préparés pour l’assaut. Nous ignorions seulement le quand et le comment.
L’opération avait débuté depuis quatre heures lorsqu’une patrouille mentionna la découverte d’une nouvelle rune. Elle n’avait pas été repérée plus tôt à cause de sa taille. Tracée profondément dans le sol sur la surface équivalente à une petite habitation, elle était particulièrement large, et complexe, à en juger par l’analyse de l’arcaniste sur place. Elle était trop large pour être désamorcée de façon similaire aux précédentes, et nécessitait une étude approfondie pour espérer être désactivée. En attendant, sa fonction était inconnue, tout comme son âge. Elle pouvait se trouver là depuis bien avant l’existence de la caserne, car étant donné sa taille, l’altération du flux d’arcane était très subtile. Le mystère s’épaissit un peu plus lorsqu’une deuxième patrouille fit une découverte similaire, puis une troisième. Les runes étaient différentes, mais entouraient clairement la caserne. Leur origine ne fit alors plus beaucoup de doute, et ces runes faisaient vraisemblablement partie d’une attaque, inactive pour le moment, et dont ni la portée ni la forme ne nous étaient connues. Des arcanistes stationnées à la caserne furent alors assignées à l’étude de ces runes étranges, et on ordonna à des membres des compagnies fortifiées de les escorter. Jal fut choisi pour escorter une arcaniste à la première rune découverte. Nous échangeâmes un regard mêlé d’encouragements et de regret dû à notre séparation, et il prit rapidement la route. Nous étions maintenant quatre dans ma compagnie, quatre parmi les Stiraans femelles, ainsi que notre arcaniste. Une troisième soldate avait été réquisitionnée sur les ramparts. En contrepartie, les arcanistes pouvaient communiquer directement, et nous pouvions donc avoir des nouvelles de Jal.
Dès que les groupes d’études eurent rejoint leurs runes respectives, ils se mirent au travail, et les patrouilles reprirent. Nous espérions toujours trouver une trace des parias, dont l’attaque était toujours potentiellement imminente. Mais au bout de quelques heures, et toujours sans trace des attaquantes, nous nous autorisâmes à prendre des pauses à tour de rôle. Notre arcaniste dut renouveler ses runes à plusieurs reprises, et l’huile de nos chitines commençait à sécher.
C’est finalement à la nuit tombée, alors que l’excitation qui précédait la bataille était largement retombée, que les choses commencèrent à évoluer. J’étais revenu depuis peu de ma pause, pendant laquelle j’avais tenté de dormir sans grand succès, et un de mes camarades avait pris le relais pour se reposer. Notre arcaniste, de par sa position unique, n’était pas en mesure de prendre des pauses, mais avait choisi d’entrer dans une transe énergisante, qui ne nuisait pas aux communications. Iel sortit brusquement de transe, le regard alerte, et nous informa que deux des groupes d’études venaient de remarquer que les runes s’étaient activées. Nous n’avions pas de nouvelles du troisième groupe, celui de Jal. L’arcaniste était injoignable. Les deux autres groupes avaient pu déterminer que les trois runes avaient été conçues pour fonctionner en synergie, et avaient la capacité, une fois activées, de déplacer des quantités monumentales d’arcane. Le fait que la caserne soit au centre de ces runes ne laissait pas de doutes sur le fait qu’elle était bien la cible. Maintenant qu’elles étaient actives, les flux arcaniques se mettaient en mouvement autour de nous. Ayant une enveloppe stiraane, j’étais très peu sensible à l’arcane, mais cela me permit de ressentir un autre effet : une vibration dans le sol, initialement légère, mais dont l’amplitude grandissait. Mes frères et sœurs le ressentaient également, et en firent part à l’arcaniste, qui échangea brièvement avec ses pairs. Iel nous adressa alors un regard livide, avant de dire :
« La caserne va être réduite en poussière. Il faut évacuer immédiatement. »
La stratégie fut très rapidement confirmée par le commandement de la caserne, qui, faisant appel à une voix portée artificiellement par l’arcane, ordonna l’évacuation totale. La caserne contenait un certain nombre de civiles, hébergées pendant un voyage ou logeant sur place pour contribuer aux activités non-militaires. Leur réaction ne se fit pas attendre, et c’est dans une certaine panique que nous vîmes sortir des dizaines de personnes des bâtiments. Nous tentâmes de les canaliser, et de les diriger vers les sorties adéquates. Les compagnies des ramparts nous avaient rejoints pour cette tâche. Celles-ci ayant la capacité de voler, leur évacuation ne poserait pas de problèmes. Une fois la population civile en lieu sûr, il ne resterait plus que nos deux compagnies de Stiraans, et les quelques arcanistes restantes. Nous nous mîmes alors en route, en clôturant le rang. Les arcanistes discutaient de la conception d’un sort commun qui permettrait de limiter les effets de l’attaque runique. Au bout d’un moment, et une fois à distance suffisante de la caserne, à en juger par la disparition des tremblements et alors que ses lumières n’étaient plus qu’un point brillant dans l’obscurité, cinq arcanistes décidèrent de rebrousser chemin pour mettre en œuvre leur sort de protection. Deux Stiraans les accompagnèrent, tandis que les autres restaient protéger les civiles. Une bulle protectrice fut rapidement mise en place par les arcanistes. Tandis que je prenais position autour des cette bulle, je regardais s’éloigner le groupe d’intervention avec une certaine appréhension. Bien qu’assez éloigné pour ne plus sentir les tremblements, le souvenir de cette sensation restait palpable dans ma chair, et commençait à évoquer une terreur indéfinissable.
Une fois revenues sur le site de la caserne, les arcanistes ne purent maintenir le lien psychique avec leurs semblables, et la communication fut coupée. Je pus néanmoins observer des gerbes d’arcane au loin, témoignant des efforts déployés pour protéger le fort, ou neutraliser l’effet de l’attaque runique. Je compris très rapidement que ces efforts étaient vains, car c’est à ce moment que le sort se déclencha. Un bruit assourdissant de déchirement se fit entendre, si douloureux que nous dûmes nous boucher les oreilles. Les arcanistes perdirent brièvement leur concentration, ce qui eut pour effet de faire vaciller la bulle protectrice. En levant les yeux vers le fort, j’aperçus l’origine de ce son abominable : le sol rocheux s’était ouvert en deux, et des gerbes de lave en fusion étaient projetées de la fissure. Le tremblement que j’avais ressenti était plus fort que jamais, et même à notre distance, il était difficile de garder notre équilibre. J’observai avec effroi les murailles se fissurer et tomber les unes après les autres, tandis que la lave engloutissait ce qui peu de temps auparavant était notre demeure. Il n’y avait plus de trace des flux d’arcanes au niveau de la caserne, et je compris avec amertume et une immense tristesse que l’équipe d’arcanistes et les deux Stiraans qui les accompagnaient n’avaient eu aucune chance. Nous étions tous et toutes tétanisées par cette vision, et par la violence incroyable de cette attaque. Nous ne savions toujours pas où étaient les parias, ni même s’iels étaient là, à nous attendre dans l’obscurité afin de nous achever.
Soudainement, j’entendis des bruits de pas lourds et rapides se rapprochant de nous. L’adrénaline remonta immédiatement, et j’adoptai une posture de combat, tous dards dehors, et prêt à en découdre. Nous étions la dernière ligne de défense des civiles, et il n’y avait rien ni personne d’autre à protéger, à ce stade. Sentant l’individue approcher, je me projetai en avant dans sa direction. J’espérais plaquer au sol quiconque nous attaquait, mais je me heurtai à la place à quelque chose dur comme un mur de pierres, et c’est moi qui tombai à la renverse. Je reconnus alors Jal, sensiblement plus lourd que moi, mais néanmoins tout aussi interloqué de cette collision.
« Coanket ? Qu’est-ce qui te prend, bon sang ? Et que fais-tu ici ? N’étais-tu pas censé protéger la caserne ?
— Elle n’existe plus, Jal. Elle a été anéantie, et plusieurs d’entre nous avec. C’était le but de ces fichues runes. Attends une seconde… Tu accompagnais une arcaniste vers une de ces runes, justement, et nous avions perdu le contact ! Que s’est-il passé ?
— C’est l’arcaniste que j’escortais. Iel étudiait la rune, et je ne m’intéressais guère à son travail. Tu sais bien que l’arcane me passe au-dessus de la tête, je n’ai pas choisi d’être Stiraan pour rien. Mais je me rendais compte qu’iel était nerveuse, et me jetait des regards en coin. Et puis soudainement, iel a fait quelque chose à la rune, et celle-ci s’est illuminée. Cette sale traitresse s’est alors enfuie à toute vitesse. Mais tu connais ma vitesse de pointe, je n’ai eu aucune difficulté à la rattraper, et je lui ai planté un dard dans la nuque. Mais d’après ce que tu me dis — il regarda avec effarement la coulée de lave incandescente qu’avait été notre caserne peu de temps auparavant —, c’était trop tard, et cette saleté de rune a fait son sale travail. Qui reste-t-il ?
— Les trois runes se sont activées au même moment, et les Stiraans ont ressenti immédiatement le sol trembler, intervint une arcaniste qui nous avait rejoints. Nous avons décidé d’évacuer le camp immédiatement. Toutes les civiles sont là, avec nous. Nous sommes une poignée d’arcanistes et de Stiraans. Les compagnies des remparts ont évacué par leurs propres moyens, et nous les avons perdues de vue. Il n’y a aucune perte parmi les civiles. Vous dites que votre arcaniste a activé la rune ? Qui était-ce ?
— Une nouvelle, je ne connaissais pas son nom, et je n’avais pas envie de le lui demander. Elle n’avait qu’un œil. Si ça vous amuse, je vous montrerai sa carcasse, mais c’est pas joli à voir. A-t-on toujours contact avec le commandement ? »
L’arcaniste observa une pause pour atteindre psychiquement ses paires, à la recherche de l’arcaniste en cheffe de la caserne. Au bout de quelques secondes d’un silence gênant, iel affirma :
« Non, aucune. Ce n’est pas normal, iels avaient leur propre protocole secret en cas d’évacuation, mais en aucun cas le contact n’aurait dû être coupé. Il leur est peut-être arrivé quelque chose, et j’espère que cette horreur flamboyante ne les a pas piégées.
— Il faut décider de nos prochains mouvements, sinon nous sommes comme morts ici. Faute de mieux, je suis l’officier le plus gradé ici, répondit Jal. Nous devrions utiliser l’obscurité à notre avantage pour escorter les civiles à la caserne la plus proche. Il y en a pour une journée de marche, mais le temps que le soleil se lève, vous devriez avoir parcouru assez de distance pour ne plus être en danger immédiat.
— “Vous” ? demandai-je, tu ne restes pas avec nous ? … Chef ? ajoutai-je après une hésitation, en réalisant le nouveau rang de mon ami.
— Il faut en avoir le cœur net concernant le commandement. Je retourne dans les décombres de la caserne. Toi, Coanket, et vous, dit-il en désignant l’arcaniste le plus proche, vous venez avec moi. Si on ne trouve rien en deux heures, nous rejoindrons la procession. Allons-y, pas de temps à perdre. Et désactivez-moi cette bulle protectrice, nous ne voulons pas être une cible lumineuse. »
Les arcanistes dissipèrent promptement leur sort, et après quelques ordres échangés, le groupe de civiles se mit en marche, entouré des arcanistes et Stiraans, tandis que Jal, l’arcaniste, qui s’était entre-temps présentée sous le nom de Bällä, et moi-même faisions face à l’enfer ardent vers lequel nous retournions. J’avais encore en mémoire la brutalité de l’attaque, le grondement du sol qui s’ouvrait, et la vague de chaleur, ressentie vivement malgré notre distance, lorsque la roche en fusion fut propulsée contre les murs et vers le ciel. Après le début de l’attaque, les projections avaient cessé, mais la lave était toujours incandescente et dévorait ce qui restait de notre base. Le risque que nous prenions en revenant sur les lieux semblait contrôlé. Bällä tira de sa ceinture une petite bourse en tissu, et en sortit deux petites pierres rondes sur lesquelles étaient gravées des runes noires. Iel les coinça dans le creux d’un arbre proche, de sorte à ce qu’elles ne soient pas visibles sans une inspection détaillée.
« Je place un rappel en cas de problème. Ces runes sont liées à d’autres que je garde sur moi. Si nous restons proches, je serai en mesure de nous transporter instantanément ici si les choses tournent mal. »
Jal fit signe de reconnaissance, puis nous nous mîmes en route. Nous avions mis une petite heure pour nous mettre à distance de la caserne. Avec seulement trois personnes entraînées, dont deux Stiraans, nous pouvions espérer aller deux fois plus vite. J’avais remarqué que les relations entre Stiraans et arcanistes n’étaient pas des plus cordiales, et j’avais assumé que c’était notamment dû à l’incapacité de nos corps à nous connecter à l’arcane. J’avais rapidement intégré cette culture par mimétisme, et je souriais intérieurement du rythme soutenu de marche que nous imposions à Bällä, dont le corps Sozlithe était particulièrement frêle. Néanmoins, j’avais conscience qu’en l’état actuel, nous devions travailler ensemble, et je me promis de garder sous contrôle mes réflexes de rivalité.
Nous ne parlions pas, car il n’y avait rien à dire, mais nous ressentions bien la chaleur croissante, au fur et à mesure que nous nous approchions. L’huile produite par la chitine stiraane était hautement inflammable, aussi il nous était proscrit d’y faire appel à ce moment. Nous avions donc asséché notre carapace, ce qui était particulièrement désagréable et inconfortable. Non lubrifiées, les plaques chitineuses qui nous protégeaient avaient tendance à grincer, et provoquaient une grande honte, nous poussant à adopter une démarche anormalement rigide et disgracieuse.
Bientôt nous arrivâmes au pied de la coulée de lave, de laquelle dépassait en quelques endroits ce qui avait été des murailles, et qui n’étaient plus guère que des murets. Là où s’étaient quelques heures plus tôt trouvés des bâtiments non fortifiés se trouvait un monticule de croûte rocheuse fracturée couverte de lave qui commençait à s’épaissir. Je remarquai à ma grande surprise que l’une des tours de la muraille était encore debout, à l’opposé de notre position, et je partageai cette observation avec mes camarades. Nous fîmes rapidement le tour du site pour la rejoindre.
« C’est la tour du commandement, nota Bällä. Elle a été conçue avec des runes protectrices sur chaque pierre, et est reliée à l’arcaniste en cheffe. Iel a dû se barricader avec le commandement. Ces runes sont de l’art pur, continua-t-iel avec une admiration palpable, à la fois pour sa caste d’arcanistes et pour l’autrice de ce sort de protection, regardez comme la lave a contourné la tour sans même la toucher. On va pouvoir y entrer en déplaçant des débris pour faire une passerelle. Laissez-moi faire. »
L’arclé de Bällä se mit à briller tandis qu’iel tendait la paume de ses mains en direction de débris de pierre qui dépassaient de la lave. Une concentration d’arcane, devenant presque visible, se forma autour, puis elles s’élevèrent doucement. Bällä fit un geste, et les pierres se déplacèrent en semblant glisser sur la lave, avant de s’aligner entre la tour et nous. Elles se logèrent délicatement dans la lave encore fluide, puis Bällä sortit une autre petite pierre vierge et une longue pointe sombre. Iel grava deux runes supplémentaires sur la pierre, puis la lança avec précision dans la lave, exactement dans l’alignement des débris qui formaient un passage qui pourrait nous permettre de traverser. Dès l’instant où la pierre lancée plongea dans la lave, celle-ci se figea presque instantanément, dans la lignée du chemin. La lave s’était refroidie suffisamment pour stabiliser les débris, et pour ne pas nous brûler lors de notre passage.
Bällä avait effectué cette action en gardant son calme, et avec une maîtrise de chaque geste qui me fit regretter de l’avoir traitée avec mépris plus tôt. Je lui jetai un regard admiratif, qui se mua en horreur alors que sous mes yeux, je vis un projectile filer comme l’éclair au travers de sa tête. Iel eut un tremblement, puis son arclé s’éteignit, ses yeux devinrent vitreux, et iel tomba sans vie au sol. Je hurlai le nom de Jal, et je me précipitai vers Bällä. Jal se plaça autour de moi en me tournant le dos, en position de défense, déplaçant ses plaques chitineuses pour former un bouclier. Je me mis à la hauteur du corps de l’arcaniste, dont les membres s’étaient disloqués dans la chute et observaient des angles improbables et inquiétants. Je ne pus que constater qu’iel était morte sur le coup, car quoi qui ait pu l’atteindre avait assez de force pour traverser sa tête et ressortir sans effort, et la plaie était déjà putréfiée. Le projectile avait de toute évidence été altéré magiquement pour être aussi létal.
« C’est une attaque arcaniste, Jal. As-tu vu d’où elle venait ?
— Vu l’angle, probablement d’un étage de la tour. Je crois déceler un faible mouvement dans l’obscurité d’une des ouvertures. Il faut qu’on y entre, on est des cibles faciles ici. »
Acquiesçant, j’abandonnai notre compagne de fortune au sol, et je suivis Jal en sautant de débris en débris sur la vingtaine de mètres de large que couvrait la coulée de lave. Bällä avait réellement fait un excellent travail, et il n’aurait fallu que quelques instants de différence pour qu’iel soit abattue avant de finir son sort, ce qui nous aurait empêché de nous rapprocher de la tour. Arrivés à la porte, celle-ci s’ouvrit, à notre grande surprise, sans effort, vers l’intérieur.
« Comment fonctionnent ces runes ? Ne sont-elles pas supposées former une place forte impénétrable ? Je n’aurais pas dû pouvoir ouvrir cette porte, s’étonna Jal
— Regarde, les runes vacillent, elles ne brillent quasiment pas, répondis-je en pointant du doigt une rune visible sur une pierre de l’intérieur de la tour. Bällä disait que les runes étaient reliées à l’arcaniste en cheffe, tu crois qu’il lui est arrivée quelque chose ?
— Je le crains. On nous a attaqué depuis la tour, les parias doivent être là. Je ne sais pas comment iels ont pu entrer, mais iels ont probablement mis l’arcaniste hors d’état de nuire. Leur cible est le commandement. Dépêchons-nous. »
La tour était circulaire, et composée de salles intérieures entourées par des escaliers longeant la muraille. Nul effet de surprise n’était possible, et nos ennemies pouvaient à loisir nous attendre en tirant parti d’un meilleur positionnement. Pire, nous ignorions leur nombre, tandis qu’iels nous avaient repéré, et abattu l’une des nôtres en un instant. La situation n’était clairement pas à notre avantage. Étant donné la probable mort de l’arcaniste en cheffe, il était à craindre que notre mission de sauvetage était un échec, mais nous devions en avoir le cœur net. Cependant, je me pris à penser qu’il vaudrait peut-être mieux rebrousser chemin. La honte s’empara immédiatement de moi pour avoir eu une pensée aussi égoïste.
Nous parcourûmes un à un les cinq étages qui constituaient la tour avec de grandes précautions. Bien que le sort avait pu protéger la tour de la lave, celui-ci faiblissait d’instant en instant, et le bâtiment se fragilisait à chaque seconde. Le mobilier était renversé, plusieurs murs étaient fissurés, et l’air était saturé de poussière et de fumée. Les trois premiers étages ne donnaient pas signes de vie, mais une odeur de mort se faisait ressentir, de plus en plus présente au fil de notre ascension. C’est en arrivant au quatrième étage que nous découvrîmes le corps sans vie de l’arcaniste en cheffe. Une plaie béante se trouvait à la place de son arclé, et la chair avait pourri autour, comme pour Bällä. Cela rendait impossible l’évaluation du moment de son meurtre. Nous ne pouvions rien faire pour iel, et nous nous désintéressâmes de la scène pour continuer notre progression vers le dernier étage. Peut-être n’avions-nous pas d’élément de surprise en notre faveur, mais nous savions maintenant où et quand la confrontation inévitable aurait lieu. Nous fîmes preuve de la plus grande discrétion en gravissant les dernières marches. Dissimulés derrière le mur, nous parvinrent à entendre la voix du commandant de la caserne, haletante.
« … trop tard, les autres cavernes de la Route des Âmes sont prévenues. Vous n’avez pas eu nos civiles, et vous n’aurez pas nos ressources. Cette attaque ne vous apportera rien. »
Nous avions franchi le seuil de la grande salle du dernier niveau de la tour. Le commandant, une montagne de muscles et de griffes, était ensanglanté et gisait au sol. Devant lui, une créature drapée de noir le dominait de toute sa hauteur. Elle mit un genou à terre et prit son visage à l’air féroce entre ses mains. Elle lui dit d’une voix étonnamment douce :
« Vous ne méritez pas de les appeler des ressources. Et nous avons atteint notre objectif, ordure. »
D’un geste vif, elle brisa la nuque du commandant, qui laissa échapper un râle. Pris de court, nous décidâmes que c’était le dernier moment pour attaquer. Sans plus rechercher la discrétion, nous nous lançâmes en avant, tous dards dehors. La créature ne pouvait pas ignorer nos bruits, mais ne sembla même pas nous entendre. À quelques mètres de notre cible, l’air scintilla et une autre personne apparut, nous faisant face. Elle abordait un corps de Heprept, une espèce appréciée des Sozlithes scientifiques pour leur mue, dû à leurs capacités d’altération chimiques naturelles et à leur production de venin acide dont on tirait plusieurs substances, soignantes comme stupéfiantes. Il n’était pas commun de trouver des Herepts parmi les combattantes, mais je compris instantanément que cette individue avait maîtrisé les capacités de son corps d’adoption au point d’avoir produit le poison qui avait tué les deux arcanistes. J’ignorais pourtant tout d’une éventuelle capacité à disparaître come iel l’avait fait. Nous étions lancés à pleine vitesse, et il était trop tard pour éviter de percuter cette paria. Elle fit alors un pas de côté, de sorte à éviter de peu Jal, puis, en clin d’œil, s’approcha de son dos, et planta une lame fine et à l’apparence visqueuse entre ses plaques dorsales, avec une précision chirurgicale. Jal s’écroula lourdement dans un cri de douleur. Dès l’apparition de la Herept, j’eus le réflexe de faire une roulade sur le côté, qui me permit de reprendre mon équilibre.
J’eus un instant pour analyser la situation. Jal, gisant au sol. Le coup ne l’avait pas tué, mais le poison était en train de se propager dans sa chair, et il grognait de douleur. La Herept s’était placée sur lui et le maintenait immobilisé. L’autre personnage, dont je n’avais pas reconnu l’espèce, était à la même place qu’auparavant, mais me faisait maintenant face, sans que j’aie pu ressentir un mouvement de sa part. Son visage, comme le reste de son corps, était drapé de noir, de sorte que seuls ses yeux, d’un noir profond également, ressortaient sur une peau incroyablement pâle. Personne ne bougeait, attendant de voir ce que feraient les autres. La tueuse du commandant m’adressa alors la parole, toujours d’une voix douce, et presque musicale :
« Tu es si jeune… Cela fait quoi, quelques jours, que tu es embrigadé ? Tu n’as pas encore compris pour qui tu te battais ?
— J’ai compris contre qui je me battais, réussis-je à articuler, et ça me suffit. Il n’y a aucune revendication, aucun message, dans la brutalité de vos attaques. »
La créature s’adressa alors à la Herept :
« Tu vois, il est là le problème. Ce qu’on fait n’est pas compris, et on combat avec un handicap.
— Personne n’a dit que c’était un combat équitable » répondit sèchement la Herept.
— On ne devrait pas l’épargner et lui donner une chance de comprendre notre point de vue ?
— Ce n’est pas un civil. L’épargner, c’est renforcer nos assassins ! L’absurdité de la situation, de ces deux parias discutant tranquillement comme si je n’étais pas là, m’enragea.
— Assassins ? Vous vous êtes regardées ? criai-je en perdant mon sang-froid, en coupant la parole aux parias, qui me regardèrent subitement avec l’air interloqué. N’inversez pas les rôles, vous avez notre sang sur les mains !
— C’est presque mignon, cette naïveté. Ton point de vue est si réduit… Et ce n’est pas toi qui es à blâmer. Il suffirait d’allumer une étincelle, et tu pourrais bientôt douter de ta place, et de déstabiliser l’armée. Oui, cette idée me plaît. »
Sur ces mots, celle qui était vraisemblablement cheffe s’approcha de moi. Je n’aurais qu’un instant pour attaquer. Ma carapace était toujours sèche, et les parias avaient dû s’en rendre compte et prendre ça comme un signe de faiblesse, et je m’étais efforcé de ne pas produire d’huile pour justement donner cette impression. Dès qu’iel fut à portée, je m’élançai, un dard pointé sur son abdomen. Je ne m’attendais pas à réussir à porter le coup, mais il faut croire que sa diatribe l’avait déconcentrée, et qu’iel me pensait hors jeu. Je parvins à planter un dard, qui trouva sans difficulté son chemin dans la chair de mon ennemie. Prêt à encaisser une contre-attaque, je décochai un second coup, à destination de son visage cette fois. Celui-ci ne fut pas aussi chanceux, car la paria saisit mon poing de ses doigts frêles sans difficulté apparente. Sans que je comprenne comment, je me retrouvai projeté en arrière. La paria s’approcha de moi, avec cette fois une aura froide et agressive. Iel saisit de sous ses vêtements une longue lame d’un noir d’encre, couverte de runes flamboyantes. Ses mouvements étaient d’une précision redoutable. Je venais tout juste de me relever qu’iel porta un unique coup de cette arme, me tranchant les jambes. Je m’écroulai avant de prendre conscience de ce qui m’arrivait. Incapable de bouger, je ne remarquai pas tout de suite l’absence totale de douleur. J’aurais du me vider de mes fluides au sol, mais la coupure était parfaitement nette et cautérisée, à ma grande surprise. Incapable de bouger, j’assistai impuissant au départ des deux parias, dont la cheffe m’adressa ces quelques mots avant d’emjamber mon corps :
« Tu vas survivre à ça, mais je ne pense pas que tu puisses combattre à nouveau. Réfléchis à ce qui s’est dit. Et demande-toi quelles sont nos motivations. Cela devrait être une expérience enrichissante. »
Sur ce, iels disparurent par l’escalier, comme s’iels prenaient congé après un simple repas. Mon regard croisa celui de Jal, agonisant encore près de moi. Sa voix était éraillée et très faible quand il parvint à dire :
« Tiens bon, Coanket. Je ne vais pas m’en tirer, mais toi tu as une chance. On les retrouvera et on les fera payer. Promets-le moi. »
Je restai silencieux. Je n’étais pas capable de faire cette promesse, et cela me brisait le cœur. Mais à ce moment, je ne savais plus quoi penser. Je n’aurais pas pu promettre vengeance alors que mon esprit était focalisé sur les derniers mots de la paria, et sur son ton, si rassurant et calme, qui semait le doute en moi. Et, tandis que je regardai mon aimé s’éteindre dans la douleur, je me demandai s’il eut été possible que je n’aie pas été dans le bon camp.