Néo-Gælith

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Journal d’Iskh — première entrée

Il me semble indispensable d’effectuer ce travail de mémoire. Pour ce que mes semblables et moi avons vécu récemment, et pour ce qui arrivera à l’avenir. J’ignore si d’autres ont eu la même initiative, mais je tiens à ce que que cela puisse être transmis aux futures générations, si jamais elles subsistent.

Mes souvenirs sont encore très confus, et pourtant, plusieurs ors se sont écoulés depuis notre arrivée. Je vais essayer de narrer le plus précisément possible ce que les miens ont enduré. Tout d’abord, il faut savoir que nous sommes un peuple qui défia les Âges. Espèce supérieure de notre monde, nous l’avons dominé sous toutes ses facettes. Nous l’avons colonisé, et continué notre expansion vertigineuse. Jusqu’à ce que tout autour de nous commence à se disloquer. Ces événements nous conduisirent à un exode massif, une fuite immédiate, ordonnée par le Dessus, la caste qui nous dirigeait. Des immenses portails composés d’arcane, surgis d’on ne sait où, apparurent, et nous permirent de sauver notre civilisation. Avec le maigre recul qu’il m’est donné de prendre aujourd’hui, je constate que nul salut ne nous attendait. En réalité, j’ai eu de la chance. Ceux qui, comme moi, arrivèrent de l’autre côté, ont eu de la chance. Car, parmi les centaines de milliers de Panlithes que j’avais pu observer autour de moi avant de franchir l’immense édifice, seules quelques centaines ont atteint la sortie. Et dans quel état…

Vous qui lirez ces mots, je vous implore de me croire, malgré l’effroi de la chose. Ce que je raconte, je l’ai vécu et vu, et cela restera ancré au plus profond de mon âme. Je n’ai aucun souvenir de mon propre passage : j’ai, semble-t-il, perdu connaissance en franchissant le voile du portail. Mais j’ai pu voir émerger de nouveaux arrivants. Je me tenais à distance respectable du point d’arrivée, et, régulièrement — j’entends par là tous les deux ou trois arcs —, une forme sombre naissait à la surface du voile semi-opaque, grossissait rapidement, avant d’éclater dans un éclair de lumière vive. Alors, on retrouvait au sol ce qu’autrefois on aurait appelé un Panlithe. Au début, je fus horrifié de la vision de ces êtres déchiquetés, dont le corps avait été partiellement désintégré. Les blessures étaient diverses, mais souvent gravissimes, et avaient touché la quasi-totalité des arrivants. Je garde le souvenir d’un homme, semblant assez vieux, qui se matérialisa, puis chuta. Je le pensai alors mort, mais il se releva doucement, vraisemblablement exténué, et très affaibli. Plusieurs personnes accoururent vers lui pour l’aider à tenir debout, avant de le guider vers des abris de fortune. Je pus observer avec effroi son corps, dont des parties avaient tout simplement disparues, laissant pendre ses entrailles luminescentes et presque translucides. Autour de moi, les séquelles étaient tout aussi écœurantes : ici, un individu avait perdu la moitié de son corps, sectionné au niveau de l’abdomen, là, un autre se tordait de douleur : il n’avait plus le moindre fragment de peau pour recouvrir sa chair. Des médecins improvisés tentaient de calmer ses souffrances du mieux possible, mais cela ne semblait pas apaiser le pauvre bougre. Ou encore, un bébé miraculeusement entier, recouvert des pieds à la tête des entrailles et du fluide vital de ce qui avait du être son parent, le protégeant de ses bras lors du passage. Pour ma part, j’ai perdu un bras, et de la peau sur une partie du visage. Malgré cela, nous pûmes constater avec surprise que nous étions toujours en vie, malgré des blessures visiblement létales. Personne n’avait d’explication à ce sujet, et nous avions bien d’autres préoccupations plus urgentes.

Ainsi, passé le désarroi de l’arrivée, nous avons pu constater où nous avions posé pied. Bien loin de la mégalopole étouffante que nous avions toujours connue, nous sommes tombés sur un paysage vierge, éclatant de couleurs vives et chatoyantes. Étrangement, la lumière ambiante ne semblait plus nous entourer, mais tombait maintenant du ciel, émise par un astre, chose que nous ne connaissions alors pas. Celui-ci portait son éclat sur des montagnes rocheuses nues, sur lesquelles nul bâtiment ne se hissait, sur d’immenses étendues de végétations, sur lesquelles il était évident que nul Panlithe n’avait jamais mis le pied. Tout autour de nous nous était étranger, les doux brins d’herbe caressant nos pieds, qui n’avaient connu que de plates routes modelées artificiellement. l’immense et dorénavant effrayant portail par lequel nous étions arrivés était situé au sommet d’une sorte de colline, nous permettant d’avoir une vue d’ensemble sur le paysage : à perte de vue, nulle trace visible de civilisation, seulement la nature, peut-être bien la même qui jadis avait proliféré sur Gælith…

Plus étrange encore, nous avons pu constater que l’astre qui brillait au dessus de nos têtes se déplaçait lentement, occasionnant des cycles d’alternance. Nous nous retrouvions ainsi la moitié du temps dans une obscurité profonde, dans laquelle ne brillaient que quelques points loin dans le ciel. Lorsque l’obscurité nous envahissait, certains d’entre nous crurent sentir des mouvements au loin, dans d’étranges et immenses forêts.

A l’heure où j’écris ces lignes, j’ai compté 5 de ces cycles, que les gens commencent à prendre comme référentiel temporel. Nous avons calculé qu’un jour dure environ 1,8 ors, c’est à dire très exactement 1838 arcs. Par ailleurs, le chaos n’a pas régné bien longtemps après notre sortie : les premiers venus eurent le bon sens de chercher à protéger le lieu de notre arrivée : des arcanistes amateurs cherchèrent à élever une bulle protectrice qui servirait de muraille aux Panlithes survivants. Cette opération fut désastreuse : les mages s’étouffèrent dès lors qu’ils cherchèrent à manipuler l’arcane. Leurs yeux vitreux semblaient appeler à l’aide tandis qu’ils ne parvenaient pas à produire mieux que quelques étincelles. L’un après l’autre, ils s’effondrèrent lourdement au sol, sans vie, un air horrifié sur leur visage. D’autres leur succédèrent rapidement, mus par le besoin urgent de protéger les leurs : usant de maintes précautions, ils parvinrent à puiser autour d’eux un infime flux d’arcane, qu’ils utilisèrent pour élever lentement mais sûrement le bouclier magique qui bientôt nous enveloppa tous, nous garantissant une sécurité minimale face à un environnement encore inconnu. Mais plus important, cette barrière rassura beaucoup les rescapés, qui purent se concentrer sur l’aide aux arrivants gravement blessés. Je ne suis d’ailleurs pas resté inoccupé ces premiers temps, utilisant la rigueur due à mon entraînement militaire pour coordonner les efforts. La vue de tous ces Panlithes agonisants, que nous essayions de sauver l’un après l’autre, en plus de ceux qui nous étaient arrivés sans vie, fut très dure à supporter. Faute de sauvetage promis par le Dessus, nous avons vécu l’enfer, et c’est presque un miracle que certains d’entre nous aient pu survivre…

Je crains pour mon peuple, et pour la postérité. Je relate tout ceci du mieux que je le peux. Actuellement, l’astre a disparu derrière l’horizon, et il ne me reste que peu de temps avant que l’obscurité ne m’empêche d’écrire. Mais je me suis promis de continuer ce récit. Il le faut, il nous faut des repères. Et sans mon bras, c’est peut-être ma seule façon de pouvoir être utile.

Journal d’Iskh — jour 6

Le sommeil n’a pas été facile à trouver. La souffrance est omniprésente au sein du camp de fortune. Chacun d’entre nous, ou presque, est horriblement mutilé. La vision du vieillard du premier jour me hante toujours. À la réflexion, j’ai certainement fait le même effet lors de ma propre sortie. Le flot ne discontinue pas : une équipe a pris le relais, comme toutes les nuits, pour s’occuper des arrivants et, faute de pouvoir pratiquer des soins, tente d’apaiser la douleur des pauvres âmes qui s’effondrent sur ce sol vierge. Au pied du portail, les fluides vitaux des blessés s’écoulent depuis notre arrivée. Le sol en est souillé, si bien que l’herbe, qui lorsque nous l’avons foulée était d’un paisible jaune pâle, se teinte aujourd’hui d’un inquiétant mauve foncé, et les brins se flétrissent peu à peu. Mais très honnêtement, c’est loin d’être notre priorité.

Cela fait cinq jours que je suis là, et trois que la bulle protectrice a été dressée. J’ignore comment les arcanistes parviennent à puiser la force nécessaire pour le maintenir en place, et ils ne fait aucun doute qu’ils l’ignorent eux aussi. Cette protection est d’une faiblesse évidente, et j’en viens à me demander si elle n’a pas été levée dans le seul but de rassurer artificiellement les personnes. Ceci étant, aucun danger supplémentaire ne s’est présenté, et nul n’a osé s’aventurer au-delà de la bulle. C’est un peu inquiétant : notre nombre augmente constamment, et nous sommes de plus en plus serrés. Il faut réfléchir à la suite avant d’être mis dos au mur.

Pour ma part, ma tâche a évolué : les premiers jours, je patrouillais le camp, cherchant à aider quiconque le demandait. Avec les nouveaux arrivants, les besoins ont évolué, et je me retrouve le plus souvent à transporter et distribuer, malgré mon handicap, quelques décoctions de fortune préparées par les arcanistes à base de l’herbe que nous foulons. Ça a été un gros risque, pour nous qui sommes habitués à une alimentation purement arcanique, de goûter ces végétaux inconnus, et nous avons eu de la chance : si les vertus nourrissantes de ces plantes ne sont guère satisfaisantes, elles nous permettent de gagner un tout petit peu de force, et nous en avons grandement besoin.

Il s’est passé quelque chose la nuit dernière. Rien d’extraordinairement grave, mais un petit événement qui a rapidement réveillé le camp entier et a provoqué la panique. Nous avions déjà remarqué au loin, à une distance de nous suffisante pour ne pas éveiller la crainte, une forêt dense aux couleurs variées. Je dois d’ailleurs reconnaître que dans l’obscurité, celle-ci est nettement moins accueillante. En tout cas, cette nuit, certains Panlithes ont cru apercevoir pendant quelques instants des lumières mouvantes luisant au-dessus des cimes. Cela a suffi à provoquer un vent de panique. Mais là où jadis, nous nous serions tous terrés dans nos habitations en attendant que ça passe, ici, il n’y avait nul toit pour nous protéger. Pour certains, il n’y avait pas même de peau pour recouvrir la chair. Alors ce fut une panique silencieuse. Les individus se recroquevillaient en pleurnichant, terrifiés de ressentir cette effroyable vulnérabilité. Personne ne dit mot, tous les regards étaient braqués sur la forêt, de nouveau obscure. Si bien que personne ne sut s’il y avait réellement eu ces lumières. Je ne sais trop quoi en penser. Nous ne connaissons encore rien de ce monde, et il se pourrait, tel l’astre au-dessus de nous, qu’il s’agisse d’un phénomène naturel. Je ne devrais sans doute pas me faire d’illusions à ce sujet, et rester sur mes gardes. Dans mon état actuel, je suis certainement dans l’incapacité totale de protéger qui que ce soit, mais mon entraînement et mon expérience me rendent plus apte à réagir rapidement et intelligemment en cas de menace.

Avec le temps, je trouve de moins en moins de temps pour écrire ces mémoires. Je suis fier de me rendre utile, mais j’espère que je parviendrai à continuer cette tâche, ou que quelqu’un saura prendre le relais.

Journal d’Iskh – Jour 7

J’ignore comment nous avons pu imaginer que nous subsisterions en consommant l’herbe que nous piétinons, et que nous polluons depuis notre arrivée. J’imagine sans peine qu’il s’agissait d’une solution d’urgence lors de notre arrivée, mais il faut reconnaître notre responsabilité pour la situation actuelle. Car nous sommes à court. Il ne nous reste plus d’herbe, hormis celle près du portail, totalement flétrie maintenant. Et visiblement, personne ne s’est demandé comment nous surmonterions ce problème. Il y a bien de l’herbe au-delà de notre faible bulle de protection, mais personne n’a eu l’audace de passer de l’autre côté. Enfin, j’imagine que quelqu’un le fera avant que nous ne mourions tous de faim. Ça pourrait même être moi, même si cette idée me révulse. J’espère également que nous trouverons rapidement une nouvelle source de nourriture.

Les arcanistes qui jusque là s’occupaient de préparer les décoctions en mélangeant ces herbes à ce qu’ils avaient pu produire de nectar d’arcane ont donc pu s’atteler à leurs recherches pour comprendre ce nouveau monde. Leur priorité semble être de réveiller leur arclé, qui chez presque tous les Panlithes réfugiés est devenue d’un gris terne, et ne provoque plus aucune sensation. Il est possible que cet appendice soit irrémédiablement détruit pour notre peuple, et même si personne n’évoque cette hypothèse à voix haute, je sens que tout le monde craint particulièrement que cela n’arrive, ou ne soit déjà arrivé. Nous avons toujours vécu en l’utilisant pour manipuler et maîtriser l’arcane, et ce lien est aujourd’hui rompu. Tout espoir n’est cependant pas perdu, puisque les arcanistes ont déjà réussi à créer la bulle protectrice par magie, et ce dès le second jour ici. C’est plus que prometteur, même si la performance porte la mort de plusieurs d’entre eux, et que sur Gælith, un seul Panlithe aurait été capable, sans entraînement spécifique, de monter une barrière infranchissable pour tout le camp.

Ce n’est cependant pas notre seul problème. La population continue de grandir de façon constante. Il semble que nous ayons dépassé le millier d’individus, et bien évidemment, la surface disponible reste la même, faute de pouvoir agrandir la bulle. Donc, fatalement, nous allons finir par nous agglutiner. Il faut prendre l’initiative de s’étendre au-delà de nos frontières initiales, mais sans organisation définie, personne ne prend d’initiative. Mais il se pourrait que cela puisse changer d’ici peu. Avec l’augmentation de la population, certains d’entre nous tentent de diriger les opération, vocifèrent des ordres, mais personne n’écoute de tels inconnus. Je ne sais pas ce que nous préparent les jours qui viennent, j’espère sincèrement que nous saurons réagir avant qu’il ne soit trop tard. Nous avons survécu, si tant est que l’on puisse utiliser ce terme étant donné la situation, à la destruction de notre monde, cela doit avoir un sens, nous ne sommes pas là pour rien.

Journal d’Iskh – Jour 8

Les choses commencent à devenir inquiétantes. Nos réserves sont totalement épuisées depuis l’aube, et personne ne propose de solution. Certains d’entre nous ont cédé à la panique. Pas au point de braver l’inconnu au-delà de la bulle, cependant, ce qui aurait pourtant été bien pratique. La plupart d’entre nous étant arrivée après qu’ait été dressée la bulle, ils ignorent même si l’air du dehors est respirable, et ils ne croient évidemment pas sur parole ce que leurs disent les premiers arrivés. On ne peut pas leur en vouloir, cela fait partie de notre culture : ne pas croire ce que disent ceux des autres clans. Or, depuis la catastrophe, il n’y a plus de clans.

C’est peut-être ce qui a favorisé cette situation, d’ailleurs. J’ai remarqué il y a plusieurs jours que des gens commençaient à se déplacer en groupes, se réunissaient, parlaient à voix basse entre eux. Lors d’une de mes rondes, je me suis enquis d’un de ces groupes, qui passait près de moi, composé d’une quinzaine d’individus. Celui qui tenait visiblement le rôle de leader s’est approché de moi et m’a parlé de punition divine, entre autres baragouinements. C’est parfaitement ridicule, les dieux n’ont jamais interféré dans nos vies, ils n’ont que faire de punitions. Nous sommes seuls responsables de notre vie. Mais depuis, ces groupes, qui semblent tous véhiculer la même idée, parviennent à se faire entendre de ceux qui cherchent à tout prix à être rassurés. Ceux-ci se mettent à les rejoindre. Cette situation est préoccupante, mais c’est la seule lueur d’espoir des Panlithes, pardon, des Sozlithes, car, vraisemblablement sur pression de ces illuminés, les gens demandent avec insistance que le nom de notre peuple soit ainsi changé. Ce n’est pas illogique, après tout. Nous ne sommes plus des Panlithes, quelque chose nous a changé lors du passage au travers ce portail infernal. Le peuple Panlithe a été détruit, anéanti, et nous sommes ses enfants. Alors qu’il en soit ainsi. Et comme s’il n’y avait rien de plus important que ce sujet, des bruits ont couru pour prétendre que ce nouveau monde nous avait été offert par les dieux pour reconstruire une civilisation. Ceux-là même qui ont propagé cette rumeur ont même, pour appuyer leur crédibilité, donné un nom à ce monde, un nom qui n’est plus le nôtre : Panlithea. Bienvenue sur Panlithea ! Bah, Pourquoi pas, ils peuvent dire ce qu’ils veulent mais nous avons des priorités autrement plus hautes.

Je n’ai jamais été doué avec l’arcane, et sur ce nouveau monde où celle-ci ne coule pas tout autour de nous comme c’était le cas sur Gælith, je suis bien incapable de me servir de magie. Mais j’étais un psaòplo, membre entraîné de l’Arme. Je savais traquer et torturer les traîtres. Mais je ne suis plus rien, il me manque un bras et je ne suis plus que l’ombre de ce que j’étais jadis. Pour être franc, la crainte que l’on me demande de participer à une expédition au-delà de la bulle m’empêche de dormir depuis un certain temps. J’ai honte de ce comportement égoïste, mais lorsque j’imagine me trouver en dehors de cet espace protégé, mes entrailles se figent. Je n’ai jamais connu peur pareille. Je souhaite que les miens fassent preuve de plus de courage que moi, sans quoi nous serions perdus.

Journal d’Iskh – Jour 9

Le groupe dont je parlais hier semble s’être organisé. Une Sozlithe est sortie du lot, assumant alors le rôle de leader, et il semble que ce soit elle qui ait tout organisé dès le début. Aujourd’hui, elle a pris publiquement la parole. Ce qui suit n’est pas une retranscription exacte, mais je vais tenter de rapporter son discours du mieux possible.

J’ai immédiatement remarqué, lorsqu’elle a pris la parole, l’atmosphère sereine qu’elle dégageait, en contraste absolu avec les traits de son visage, dont la peau était incroyablement claire et tirée. On lisait un épuisement immense dans son regard, et pourtant elle parlait d’une voix vive et pleine de sagesse, comme si elle portait comme fardeau une tâche cruciale. Elle a alors entamé son discours, et un silence respectueux s’est immédiatement installé autour d’elle, tandis que le petit groupe qui s’était rassemblé grossissait à vue d’œil.

« Frères Sozlithes, enfants meurtris du notre terre, écoutez-moi !
Écoutez-moi, car vous êtes perdus, chacun d’entre vous. Vous êtes rescapés de la tragédie qui nous a tous frappés. Rescapés, et victimes, comme moi qui ai perdu plusieurs organes internes. Mes jours sont comptés ici, mais je ne peux partir sans avoir partagé mes secrets.
Je me nomme Okhia. J’ai parlé à beaucoup de monde ici depuis mon arrivée, et il me semble être la seule à avoir reçu ce don. Drëmathos m’a parlé, durant mon passage dans le portail. Comme vous le savez, ceci ne s’est jamais produit depuis les Âges ancestraux. Mais il est venu à moi et m’a parlé. Il m’a révélé la raison de notre présence ici.
Nous sommes rescapés de la destruction de notre monde. Nous sommes voués à survivre, et repartir de zéro ici. Panlithea, notre nouvelle terre, n’est un cadeau de personne. Nul ne nous l’a offert. Nous nous y sommes raccrochés dans un bienheureux réflexe de survie. Je ne vous mentirai pas en affirmant que je sais des choses que vous ignorez au sujet de ce monde. Mais je sais que nous avons l’obligation, envers notre peuple disparu, de survivre et de recréer une civilisation. Il est évident que notre avenir se trouve à l’extérieur de cette bulle, qui nous étouffera si l’on persiste à s’y blottir.
Surmontons notre crainte, frères Sozlithes. Surmontons notre méfiance envers les nôtres. Ne nous agrippons pas à nos vieilles traditions claniques. Nous devons tendre la main vers nos semblables, car nous appartenons tous au même clan, celui des rescapés. Unissons-nous, et prenons dès à présent l’initiative d’explorer Panlithea, notre nouveau foyer. Je tiens à être de l’expédition, moi qui tiens à peine debout. Réunissez votre courage, et, je vous en prie, suivez-moi. Il nous faut découvrir cette terre, trouver des moyens de subsister et de reconstruire notre peuple. »

Je peux dire que son discours a eu de l’effet, et un vent de confiance a parcouru l’assistance. Nous avions certainement besoin d’entendre ces mots, et Okhia le savait. La passion dans ses mots était telle que personne n’a remis en doute sa vision. Je n’aurais pas cru ça possible, mais des gens se sont joints à elle après son allocution, visiblement pour se porter volontaires pour une expédition. Depuis, je me sens coupable de ne pas avoir eu le courage d’en faire de même. Nul doute que ces personnes étaient elles aussi blessées, plus ou moins gravement, et que je n’avais certainement pas à me plaindre à côté d’eux… Mais je n’ai pas eu leur courage, malgré mon expérience et mes connaissances. Cette lâcheté m’empêchera à nouveau de dormir, je le sens.

Journal d’Iskh – Jour 10

Évidemment. Je me suis engagé. Je ne réalise pas encore tout à fait mon geste, mais je l’ai fait. Je ne saurais expliquer pourquoi, peut-être par désespoir, peut-être bien même par espoir insufflé par Okhia. Moi qui redoutait ça plus que tout, me voilà même à la tête, à cause de mon expérience, de l’expédition au-delà de la bulle. Ça s’est passé plus facilement que je ne l’avais imaginé. Après avoir englouti ma maigre ration d’arcane concentrée synthétisée par les arcanistes, j’ai rejoint ce qui est depuis hier le point de rassemblement des apprentis explorateurs. Il ne m’a fallu guère longtemps pour localiser Okhia, car toute l’agitation semblait centrée autour d’elle. M’armant de tout mon courage, je me suis présenté à elle. Elle m’a dévisagé de haut en bas d’un œil expert, m’a posé des questions sur mes compétences, sur mon état de santé et sur le nombre de jours passés depuis mon arrivée. J’ai été surpris par la dureté de sa voix, à des lieues de la passion qu’elle avait déchaînée la veille, et par l’expérience qui ressortait de ses mouvements et sa façon de préparer le futur groupe. Je le lui ai fait remarquer, m’étonnant de l’énergie qu’elle dégageait, pour une mourante. Je n’ai eu en réponse qu’un sourire énigmatique et un vague « je vais mieux ». Peu importe après tout, c’est une bonne chose que nous ne soyons pas retardés par ses problèmes de santé.

À vrai dire, j’ai été la dernière personne à m’engager. Okhia a insisté pour que le groupe ne dépasse pas les 6 personnes, pour être plus réactif dans l’inconnu où nous irons. Tous les autres ont rejoint Okhia dès hier, ce qui n’a qu’accentué ma honte de ne pas avoir voulu faire face à mon devoir. L’expédition sera donc constituée d’Okhia, de deux Sozlithes visiblement assez jeunes, peut-être encore enfants, qui disent être frère et sœur, d’une ex-Sentinelle, d’un citoyen qui s’est montré très mal à l’aise à l’idée de notre mission, et de moi-même. Notre objectif est double : d’abord, nous devons nous aventurer au-delà de la bulle et explorer les environs, pour mieux savoir où nous sommes, et ce que nous pouvons trouver à portée, et ensuite enquêter sur les lueurs observées dans la forêt proche, qui s’est répétée plusieurs fois depuis le vent de panique d’il y a quelques jours, et à chaque fois en pleine nuit. Nous ignorons totalement le risque de cette mission, et nul ne peut nous préparer à ce que nous trouverons.

Malgré ma peur, je suis aujourd’hui convaincu de la nécessité de cette expédition. La situation dans le camp devient dramatique. Le flux d’arrivants est toujours constant, et quasiment sans nourriture, les pertes se multiplient. La bulle de protection maintenant une atmosphère hermétique autour de nous, les odeurs des corps en décomposition, sommairement entassés dans une construction en terre durcie, se répandent et deviennent insoutenables. Évidemment, nous n’avons aucun moyen d’inhumer nos compagnons comme sur Gælith, l’opération étant trop consommatrice d’arcane.

Nous avons passé le reste de la journée à nous préparer. Nous n’emporterons qu’un minimum de victuailles, espérant nous ravitailler par nous-mêmes, et surtout pour ne pas priver le camp. Nous devrons également nous débrouiller par nous-mêmes si nous avons besoin d’outils, ou même d’armes. Évidemment, puisque nous n’avons rien de tel ici. Cependant, nous avons, à la demande d’Okhia, bénéficié d’une importante aide. Sachant que j’écrivais ces mémoires, elle m’a interdit d’en parler, mais je me dois de l’évoquer tout de même. Une équipe d’arcanistes a été réunie dans une construction sommaire en retrait du camp. Nous avons tous attendu devant, et avons été appelés à tour de rôle. Lorsque ce fut mon tour, j’entrai pour trouver les arcanistes, au nombre de 5, disposés en cercle, les yeux fermés et la tête vers le ciel. L’atmosphère à l’intérieur était sensiblement différente, et je remarquai que, bien qu’hermétiquement fermée, la case était faiblement éclairée de l’intérieur, sans source visible. Je fis immédiatement le rapprochement avec l’arcane, qui nous enveloppait sur Gælith, et qui luisait d’elle-même. Les arcanistes m’invitèrent dans un murmure à me placer en leur centre. Je remarquai qu’ils tenaient à peine debout, tremblottant légèrement, et compris que maintenir leur concentration devait être un effort épuisant. Doucement, ils élevèrent les bras à l’horizontale, touchant quasiment les doigts de leurs voisins, de façon à former un cercle dont je devais être le centre. C’est alors que je décelai un très léger mouvement de l’air, tandis que la lueur gagnait en intensité. Au bout de quelques instants, je discernais clairement le mouvement, qui était en réalité celui de l’arcane autour de moi, que je voyais alors aussi nettement que celle qui circulait dans les tubes d’artiris jadis. Elle tourbillonnait autour de moi, mue par les arcanistes à l’œuvre. La lueur étant de plus en plus forte, elle commença à m’éblouir. Alors que dans un réflexe je recouvrais mes yeux, la voix d’un des arcanistes, qui semblait tourner autour de moi, me dit : « Ne bougez pas. Fermez les yeux ». Ce que je fis, et ce n’est qu’après environ un décat que je sentis le mouvement s’apaiser autour de moi. Je rouvris les yeux pour constater que, si elle n’avait pas disparue, la lueur était devenue nettement moins forte, mais toujours présente, et bien plus palpable que lors de mon entrée. Les arcanistes avaient repris leur position initiale, et ne faisaient plus un geste. C’est alors que je remarquai que leur arclé brillait telle qu’elle avait l’habitude d’être sur Gælith. Instincivement, je portai ma main à mon front, en direction de ma propre arclé, avant de faire deux constatations effarées. Tout d’abord, j’avais miraculeusement retrouvé la faculté de l’utiliser, et elle m’abreuvait à nouveau de sensations arcaniques. Mais surtout, je remarquai avec stupéfaction que le bras que j’avais levé était celui que j’avais perdu lors du passage du portail. J’observai l’endroit où devait se trouver ma main, et bien que je la sentais à nouveau comme faisant partie de mon corps, elle n’était pas là. Mais à la place, ma sensation de l’arcane retrouvée me permit de déceler une concentration inhabituelle de fluide arcanique. Mon bras s’était reconstruit par magie, et, bien que n’étant plus physique, je pouvais l’utiliser à nouveau ! Les arcanistes m’invitèrent à rejoindre la salle adjacente tandis que je prenais pleinement conscience de ce don. Là m’attendaient Okhia et les les deux jeunes Sozlithes de mon groupe. Au sourire de notre leader, je compris qu’elle avait elle-même reçu ce don récemment, ce qui avait écarté sa mort inéluctable, en remplaçant ses organes physiques par leur version éthérée mais néanmoins fonctionnelle. Elle m’expliqua sommairement ce qui venait de m’arriver. Je ne saurais relater les détails, mais elle m’a bien fait comprendre le prix à payer pour cette opération : elle n’avait été possible qu’avec les meilleurs arcanistes survivants de Panlithea, était très coûteuse en efforts de leur part, et l’opération était particulièrement risquée. Pour cette raison, nous seuls en avons bénéficié, et dans le secret. J’aurais du m’élever contre cette évidente injustice, mais par faiblesse et égoïsme, je ne l’ai pas fait. Nous avons alors effectué le reste de la préparation dans cette case, où le faible matériel que nous pouvions emporter était réuni, avant de rentrer dormir peu après le crépuscule, pour éviter d’être vus avec nos membres ainsi réparés.

Me voici alors, écrivant tout cela alors que je n’en ai pas l’autorisation, et que je devrais profiter de cette dernière nuit de sommeil, car nous partons demain, à l’aube. Je n’emporterai pas mon journal, car si je viens à disparaître, mon héritage sera perdu. J’ignore combien de temps durera notre expédition, ni si nous reviendrons un jour. S’il nous arrive malheur, je sais que notre peuple continuera de se battre pour survivre et se reconstruire sur Panlithea.

J’espère pouvoir finir ce journal.